Alors que sa résidence de création sonore dans le quartier des Fougères touche à sa fin, Hélène revient sur la genèse de ses Balades des Fougères.
-> Listen to « Les balades des Fougères » and other sounds from Hélène Cœur
En 2012, tu as débuté le portrait sonore du quartier des Fougères (Paris XXe). C’est un quartier populaire au départ assez enclavé, construit en partie sur le périphérique dans une zone frontière entre Paris et sa banlieue. Comment as-tu approché ce territoire et quelles ont été tes directions de travail ?
Je me suis promenée dans le quartier, je me suis rappelé quelques rares phrases entendues dans mon enfance sur la « zone » : ma grand-mère a habité le Pré-Saint-Gervais dans les années 30, elle travaillait au bureau de poste, à Gambetta. « Il fallait traverser la zone », « Il y avait des Portugais, (des Gitans ? des Arméniens ?) ils portaient des couleurs bizarres », « Cette cité, à l’époque, elle était très mal famée. » (Il me semble qu’elle parlait de la cité HLM du 140, rue de Ménilmontant.) Ensuite, il fallait que j’arrive à approcher les habitants pour m’entretenir avec eux. J’ai participé aux événements locaux (vide-grenier, repas à la Maison des fougères). J’ai recueilli des listes de numéros de téléphone, ensuite j’ai rappelé les gens, il fallait les inciter à me raconter leur quartier, sans les contraindre, obtenir des rendez-vous.
L’axe principal de mon travail sur le quartier, c’est d’enregistrer des entretiens. J’ai pensé que le croisement de différentes voix pourrait constituer un portrait du quartier. Puis j’ai enregistré beaucoup d’ambiances, dans les rues, les parcs, au bord du périphérique, des « bruitages » (le grincement de la grille du parc, par exemple). Les ambiances plantent le décor, mais elles peuvent jouer aussi comme des voix : passer au premier plan, parler peut-être « au nom du quartier » ? Le grondement du périf a souvent ce rôle-là.
Tu as exploré plusieurs pistes lors de cette résidence : la collecte de récits, l’exploration d’archives, mais aussi un travail sur le fantastique et l’anticipation. Alors que ces dernières années, il y a eu beaucoup de travaux organisés autour de la question de la mémoire des quartiers populaires, l’ensemble des sons que tu as réalisé compose plutôt un jeu entre mémoire et imaginaire, une flèche du temps où passé, présent et futur trouvent une égale importance.
C’est probablement parce que le point de départ est un souvenir très vague, c’est plus proche de la rêverie. Je pense qu’une recherche sur la mémoire est plus intimidante pour les personnes enregistrées, cela risquait d’exclure les enfants, les nouveaux venus dans le quartier. Je me suis posé la question : faut-il étayer les récits des habitants avec une information « historique » ? J’ai eu envie de consulter des documents, mais c’est surtout l’imagerie de la « zone » les films, les chansons, qui m’ont inspirée, amusée, au départ.
La première personne que j’ai enregistrée vivait déjà dans le quartier dans les années 40, elle était enfant, il y avait des chèvres sur la zone, c’est véridique, mais aujourd’hui, cela semble incroyable. Dans le même temps, à Khiasma, vous aviez un travail d’atelier sur les « monstres » avec les enfants du quartier, j’ai emboîté le pas, le ton était donné : les animaux réels d’hier et les animaux fantastiques aujourd’hui, c’était tout de suite très joyeux !
J’ai l’impression que cela traduit bien aussi l’un des paradoxes de la mutation urbaine en cours à cet endroit-là: par bien des aspects il y a une transformation radicale et rapide – notamment du paysage – mais elle se conjugue avec d’autres échelles, d’autres rythmes, plus lents, ceux de la vie des habitants qui composent en quelque sorte une autre ville, mentale, émotionnelle, une ville minuscule, une constellation de détails et d’affects.
Je ne savais pas bien comment inciter les gens à me parler de leur quartier, j’avais très peur des discours convenus « ici, c’est convivial » ou « ici, il n’y a rien à faire ». Je ne me suis pas entretenue avec des experts (historiens, architectes, urbanistes), j’aurais bien aimé le faire, mais j’ai senti aussi que les habitants avaient leur « expertise » du quartier, pratique, historique, sensible. Il y a le plan, il y a les documents, et puis il y a toute une autre matière, les voix les mots, les ambiances.
En atelier, les enfants ont joué avec des plans de différentes époques, ils ont observé ce qu’était leur quartier en 1860 et le plan d’aujourd’hui, puis ils ont imaginé un futur (qu’ils ont daté à leur manière, en 2012, 3050, 1980).
Je crois que j’ai mis en pratique pour mon travail ce que je leur avais proposé : j’ai regardé des plans, des photos des fortifs, j’ai alimenté ma rêverie, et les gens m’ont raconté.
Je n’avais pas d’entretiens fixes, j’ai essayé d’aiguiller les personnes sur leurs sensations, leurs souvenirs. J’ai essayé d’obtenir des descriptions.
Au moment de commencer les montages, je doutais beaucoup. Comment organiser toutes ces paroles, que m’avait-on dit ? Et puis, en réécoutant, il y avait les réponses à mes questionnements dans tous les entretiens. En lisière du périphérique, est-ce qu’on est un peu « sur les bords ». Le périphérique ? Est-ce que c’est une nuisance ? un personnage ? Le square, les arbres, quelle place ont-ils ? L’école, cela semble très important. Qui était Léon Frapié (le nom du square qui est au cœur du quartier) ? Les frontières (tramway, périf), les passages (jusqu’où va le quartier, jusqu’où va-t-on, à pied, en transports) ? D’où vient-on ? d’un pays lointain ? se sent-on Parisien ?
Finalement, il s’agit de partager avec les auditeurs des moments de rencontre riches, et bien sûr cela tient beaucoup à l’émotionnel.
En ce qui concerne le Paris populaire j’ai été très touchée de rencontrer des personnes, âgées parfois, toujours animées d’un fort engagement politique. Les gens ont lutté dans ce quartier pour l’amélioration de leurs conditions de vie, ils ont agi ensemble, ils ont gagné des batailles avec les pouvoirs publics.
Dans les réunions de préfiguration de la Maison des Fougères, des personnes de tous âges se sont exprimées sur un souhait de bien vivre ensemble. Je crois que c’est une richesse de l’Est parisien, Paris et banlieue, il y a des tentatives, des questionnements pour vivre ensemble dans la ville.
Des jeunes filles très vives se sont exprimées lors de ces réunions, l’une d’elles s’est entretenue avec moi (7- « Échos des Fougères 1 » dans les balades de la Fougère http://snd.sc/1ckcIPl), il me semble, que même en creux, elle raconte beaucoup sur sa condition.
Enfin, des personnes ont partagé avec moi leur accès à la poésie, poésie du quotidien et souvenirs littéraires, c’est très précieux que certaines personnes arrivent, avec un naturel confondant, à partager leur richesse intérieure.
Au cours de ta résidence, tu as eu aussi l’occasion de travailler avec Frédéric Mathevet et Célio Paillard, deux artistes qui ont une approche différente de la tienne dans la mesure où ils s’intéressent au son plutôt comme une matière et une expérience performative de la ville. Comment cette rencontre a agi sur ta propre écriture qui s’inscrit au départ dans une pratique documentaire ?
Ce qui me plaît dans la démarche documentaire, c’est l’improvisation. Je ne sais pas comment la rencontre avec Frédéric et Célio a agi sur mon écriture, c’est surtout la rencontre entre dingues de sons (bidouilleurs, performeurs, improvisateurs) qui est une chouette aventure. Je crois que notre travail à l’école Le Vau est très complémentaire, cohérent, joyeux et improvisé. Cela entraîne une belle créativité entre nous trois. Nos échanges m’ont aidée à approfondir mon travail sur les ambiances, nos discussions ont souvent porté sur ce « monstre périf’ » qui sonne constamment, qui s’estompe et qui parfois ressurgit : les bouches d’aérations offrent de très beaux moments musicaux de grondements et d’harmoniques.
Les moments de découragement, d’errance, de rendez-vous ratés font partie du jeu aussi. Il pleuvait, il faisait très froid, pas un chat dans le square, des personnes que je devais rencontrer se désistaient… C’était réconfortant de savoir que j’allais retrouver Frédéric et Célio pour notre atelier du vendredi. Le soutien de l’équipe de Khiasma est précieux aussi, merci surtout à Delphine Verron pour son ingéniosité, sa disponibilité et sa bonne humeur !
Alors que tu as beaucoup travaillé par le passé sur la collecte de chansons, j’ai remarqué que ça ne chantait pas beaucoup dans ton portrait des Fougères. Et puis, je me suis laissé dire que c’était peut-être la ville, le quartier dont on percevait le chant polyphonique au travers de tous ces récits et ces sons.
Pendant les journées du patrimoine 2012 j’ai vu, à l’amicale des locataires, un film sur le quartier, « Ma zone ». On y entendait « Sur la zone » par Fréhel. Cette chanson a commencé à me coller. J’ai écouté en boucle cinq ou six cd sur Paris, la banlieue la zone, les Apaches, des succès des années 30 aux années 60. Je pensais les utiliser dans les montages, mais cela aurait trop tiré sur la ficelle de la nostalgie. Et puis, personne, dans les entretiens, n’a fait référence à ce répertoire. J’ai parfois demandé aux habitants des Fougères s’il y avait pour eux des chansons liées aux lieux ou événements du quartier, mais personne n’avait de chanson en mémoire.
Quand mon travail concerne la collecte de chansons, je sais ce que je veux obtenir : que les personnes chantent et qu’elles parlent des chansons. Là, c’était différent, je ne savais pas vraiment ce que je cherchais.
Mais c’est vrai, au montage, il a bien fallu faire « chanter » le bitume, les bâtiments et les timbres de voix avec le périph en guise de soubassophone !
Propos recueillis par Olivier Marboeuf