Le 05/12/2016 à Khiasma, Ana Vaz a fait part d’une performance singulière avec Nuno Da Luz, une expérience de montage live d’un film en train de se faire, une étape dans le courant de ses recherches et de ses expérimentations cinématographiques. Aussi cette rencontre a-t-elle marqué le premier temps d’un compagnonnage entre Ana Vaz et Khiasma au fil de l’année 2017.
En direct, Ana Vaz et Nuno Da Luz échafaudent un récit fantasmé qui s’invente en images ; une fiction qui voudrait habiter l’espace de l’œil à l’objet, du désir au réel. Le régal est dans le montage d’un pont de Niijima* à Fukushima, un voyage rêvé et son impossibilité, entre disparition et découverte.
Une voix (Ana Vaz) lit des données, dit venir du futur pour expliquer le présent. La parole flotte, puis se perd : « Do you hear me ? »
On tenait dans l’éther des mots sortis du vide, on planait dans l’espace d’une fiction langagière. Une fois lâché le lien, les gestes des monteurs assis devant l’écran sont les stigmates du présent qui s’affirme malgré les intentions fictionnelles. Ainsi l’on chute, on revient au réel, mais pour y passer seulement. On bute sur le sol et on glisse à l’écran, emportés par le son qui ne nous lâchera plus, enrobés dans l’atmosphère d’un voyage. Le voyage débute ici, comme une chute.
Le parole évaporée, les images s’organisent, affichent des moments, des lieux, des rencontres, exposent les vues d’un regard tiré du sol, flottant, patient, se laissant porter par les mouvements opportuns qui lui viennent, apparaissent sur son trajet.
La caméra cherche. Le son fait des vagues. Ensemble ils figurent.
Et l’on est pris dans un plongeon à répétition. La vision est floue, déjà loin le dauphin, immense l’abeille, étourdissant le craquettement, curieuse l’action, répété le geste, variées les échelles. Ce sont des impressions rendues, des visions captées depuis des points changeants, suspendus, des lieux mémorisés qui, tissés, nous livrent le reflet d’un territoire visité, mis en parallèle au présent.
Ce sont des vues. Ce sont des prises et des reprises.
Un film fait de mouvements, les siens propres et ceux qu’il montre, qu’il répète parfois. Fiction d’un regard vivant qui s’attarde, d’une vision directe qui insiste. Mais vous n’étiez pas présent ?
Les cadres énoncent des perspectives, des impressions, évoquent des figures, en évinçant le sujet. On est face à l’incapacité de notre présence sur le lieu du fantasme, dans l’espace du voyage. L’incapacité aussi d’être cet autre que l’on aperçoit, cet autre qui gigote, nage, remue, creuse, glisse, plante, joue, vole, reste, passe, attend, se tient, là-bas. On est coincé devant l’écran, derrière le temps passé ailleurs, loin sans nous. Le lieu nous manque mais images et sons durent et fabriquent un monde en direct, un naturel cinématographique.
Ana Vaz nous annonçait que nos outils seraient cassés, qu’il faudrait réapprendre à toucher, reprendre contact avec le sol. Elle nous montre comme nous sommes immobiles ici, quand l’image, elle, ne cesse de bouger, et que le cadre surprend à se trouver mouvant parmi les choses, les états, les gestes. Comme si comprendre son environnement, c’était accepter de se laisser surprendre par une chute en un point suivi d’un rebond, indépendant de toute préméditation, sans l’autorité d’un sujet ancré comme une espèce de repère fixe ; se laisser porter, non pas s’agripper.
Ainsi les choses ne sont pas désignées, c’est l’espace entre qui est interrogé. Comment cela fonctionne-t-il ensemble ? Comme cela se pense-t-il ?
Mathis Berchery
*Niijima est une île volcanique apparue en novembre 2013 au large de Tokyo (Japon).