.net
Article — Artistes en résidence
Lettre d’Ismaïl Bahri à Cécile Poblon (directrice du centre d’art BBB à Toulouse) et Olivier Marboeuf (directeur de l’Espace Khiasma aux Lilas) dans le cadre du développement de l’exposition monographique de l’artiste qui sera présentée en septembre à l’Espace Khiasma et à l’occasion de deux Lundis de Phantom, le 10 avril au Magic Cinéma de Bobigny et le 14 avril à l’Espace Khiasma aux Lilas.
PERCÉES
Chère Cécile, cher Olivier,
Avant de nous retrouver dans quelques jours pour le Lundi de Phantom, voici quelques notes sur les derniers éléments qui me sont venus à l’esprit. J’y rajoute quelques croquis prélevés de mes carnets ainsi que l’extrait de prise de notes de lectures.
***
La première salle serait une grande chambre à l’obscurité douce où chaque vidéo donnerait à voir des fenêtres de différentes tailles. Autant de percées ouvrant sur un ou plusieurs espaces. Sur des ailleurs difficiles à définir. Ce serait une chambre à images minimalistes où on verrait un dispositif élémentaire réduit à une dimension quasi abstraite, pour ne pas dire suprématiste. De simples carrés obscurs – de la même teinte que le mur de la salle de projection – flottant et laissant percer d’infimes ébrasures lumineuses. Le titre en serait Percées.
Croquis : la projection des Percées pourrait également se faire à l’échelle d’un mur ou d’une cimaise. L’espace ainsi travaillé donnerait forme à une sorte de grande chambre optique avec le mur comme obturateur. Alternativement, l’obturateur-mur se soulève et se ferme, tantôt il laisse passer la lumière et tantôt il l’obstrue pour redevenir mur. A l’échelle de l’architecture, c’est la mécanique ciné-photographie qui est ici convoquée avec ses éléments intrinsèques : l’écran, l’ombre, l’apparition et la palpitation mécanique.
***
Ouvrir l’exposition se ferait comme on pénètre un dispositif optique. Le spectateur percerait l’obscurité pour y être exposé aux lumières (à celles, interstitielles, émanant des percées autant qu’à celles, continues, des projecteurs vidéo).
Le projet d’exposition gravite autour de choses élémentaires transformées en intercesseurs sensibles. Il active également les éléments – essentiellement le vent – qu’il invoque comme vecteurs de circulation et de dissipation de matières. Provenant de petites brèches réelles ou fictives (autant qu’illusoires ?), de la lumière pénètre le lieu par les murs. Ces infiltrations sont parfois discrètes et donnent peu à voir. Les ébrasures de lumières quelquefois s’éteignent. J’aimerais arriver à donner l’impression que ce qui s’active ne tient à rien. J’aimerais aussi réserver une grande place à la respiration du lieu, surtout au niveau de ses limites architecturales.
Figure commune aux recherches actuelles, la palpitation rythme la circulation des éléments. Cette palpitation se retrouve dans le clignotement lumineux et dans le tremblement infime des surfaces et des membranes. Ces palpitations sont des marqueurs temporels. Par la rythmique intermittente du clignotement, elles jouent sur l’intervalle séparant l’apparition et la disparition de deux images, de deux évènements, alternant ce qui se donne à voir et ce qui échappe aux yeux du public.
Les limites physiques du lieu d’exposition seraient travaillées de façon à y créer divers espaces de passage et de projection. L’idée de la percée recouvre cela. Elle porte en elle l’ouverture comme brèche permettant l’infiltration du dehors. Les arrivées de la lumière et des motifs filmés évoquent l’advenue du hors-champ. Ce hors-champ est multiple et fabulé. Le paysage qui se devine derrière le cache en papier demeure imprécis, lointain. Un corps ? Des corps ? Une foule ? Une ville ? Un paysage ? Un autre pays ? Il est possible d’en prélever des indices de lieux, de géographie, mais il faudrait, dans l’idée, que l’ailleurs s’active en trouble chez le spectateur. On rejoint ici un élément qui me parait fondamental : la respiration. Va et vient, ouverture et fermeture, pulsations. La matière palpite, les murs se déplient et vibrent, la fuite indique l’appel d’air…
***
En revoyant les rushs qui serviront à réaliser Percées, le cache noir m’est soudainement apparu comme une ombre tombant sur l’image pour la revêtir d’une hantise. Cette ombre m’a vite fait penser au fantôme mais c’est plus tard que j’ai cru en deviner la nature. Cette ombre convoque dans l’image le hors-champ de cette même image : c’est-à-dire la salle de projection plongée dans l’obscurité.1 C’est comme si l’obscurité du « cinéma » venait contaminer l’image en son centre, de tout son pan, pour n’en laisser percer que d’infimes lumières. Un peu à la manière d’un dévorateur interne, d’un trou noir.
Eclipses paraît être le contrechamp naturel de Percées. Comme l’écran est le pendant de l’obscurité. Chacune de ces expériences est le dépli de l’autre. Eclipses est la lumière projetée de Percées et Percées l’ombre projetée d’Eclipses. Et le titre donné à chacune de ces deux pièces convoque son double. Percées indique la lumière quand Eclipses suppose l’ombre.
Dans ce sens, utiliser des caches obscurs c’est avoir recours à des négatifs de lumières, à autant de surfaces sensibles brulées par la lumière. A l’inverse, utiliser des caches blancs revient à explorer l’excès de lumière, la surexposition de l’image.
DEMNA / KHIASMA
Lors de mon dernier séjour en Tunisie, je suis retourné à Demna, à l’endroit où j’ai filmé l’été dernier ces jeunes venus à ma rencontre. Le paysage est devenu vert et la terre boueuse. J’y suis retourné plusieurs fois pour rôder autour de cette petite bâtisse délabrée et taguée que l’on voyait déjà dans les captations de cet été. Je ne sais pas encore vraiment pour quelle raison, mais ce lieu m’attire. A force d’y retourner, j’ai fini par y repérer certaines ritournelles. Le bus scolaire passe deux fois par matinée, un camion citerne traverse deux fois le paysage pour effectuer un demi-tour. La bâtisse sert d’arrêt de bus et les gens du village viennent s’y protéger du soleil ou s’adosser à ses murs. Les personnes que j’y ai rencontrées m’ont raconté que cette bâtisse allait être transformée en un véritable arrêt de bus en même temps que la route allait être refaite. J’avais remarqué les premières traces d’un chantier en préparation : un tas de gravier, les traces dans la boue d’un tractopelle. Le paysage risque de se transformer.
LIEUX DE FABULATIONS ET DE MÉMOIRE
Je rôde autour de ce lieu en étant hanté par un autre lieu, celui de l’Espace Khiasma. Chacun de ces espaces devient la projection de l’autre. J’ai l’impression que cet espacement / rapprochement sera l’un des éléments de l’exposition qui se fabrique.
Olivier, lors du Lundi de Phantom, tu as parlé de fabulation. Il s’agissait de la fabulation de lieux, de la fabulation de la Tunisie comme enchevêtrement sensible d’espaces, de corps, d’éléments atmosphériques et mnémoniques. Et c’est vrai qu’il y a de cela. Le projet d’exposition est aussi à fabriquer autour d’un potentiel transvasement entre l’Espace Khiasma et ces espaces projetés. A la charnière de l’écran, chacun de ces espaces recouvre un envers, un autre lieu.
EN RESTER AU DEBUT DES CHOSES
J’ai fait des tests de montage avec les rushs d’Eclipses. Ce travail de montage a la particularité de dépendre directement des éléments, de la lumière, du vent, de ces choses fantomatiques qui traversent le champ pour contaminer la construction interne du film.
Eclipses pourrait donner forme à une série de courtes vidéos à lire en boucle, sans début ni fin identifiable. Chacune de ces vidéos tenterait d’enserrer une bulle de temps, une certaine lumière, un certain vent, des rencontres. Chacune d’entre elles serait l’amorce d’un film, du début d’une potentielle narration. Elles s’en tiendraient là – retenues à quelques minutes, à quelques pulsations – au stade de l’amorce.
Généralement l’ellipse sert à contourner les temps morts, à sauter d’évènements en événements. Ici, l’ellipse devient le nœud même du film, avec ses longueurs, ses latences et ses perpétuelles amorces.
FABRIQUER DES HORS-CHAMPS
La projection peut jouer du mur surface/écran – penser l’exposition dans les potentielles transformations (magiques) du lieu. Dans l’idée que l’exposition puisse changer notre perception de l’espace.
J’aimerais penser les écrans tremblants et les films à blancs comme la fabrication sensible d’espaces – comme l’agencement de pans d’ombres et de lumières, de trous, de percées, d’ouvertures, de fermetures. Enlever des cimaises, en rajouter d’autres, créer des béances, et des trouées, révéler des portes et des fenêtres, en dissimuler d’autres dans certains cas. Autant d’ouvertures vers d’autres possibles : rendre sensible dans la reformulation même de l’espace la question de ses potentiels hors-champs.
Dans une moindre mesure, il y aurait aussi l’idée de fabriquer un hors champ de la salle de cinéma, « cette part obscure du champ » tel que l’a pensée Jean-Louis Comolli. Il y aurait à en fabriquer le noir, les ombres, avec leurs angles, leurs encoignures et leurs textures.2
UN TROU DANS LA VIE
« Le temps est comprimé ou suspendu à l’intérieur des salles de cinéma, ce qui met le spectateur dans un état entropique. Passer du temps dans une salle de cinéma, c’est faire un trou dans sa propre vie ».3
***
« L’opération des bords constitue le lieu même où voir à lieu ».4 Je repense à le lecture de ces mots à ce que Martine Markovitz a dit lors du Lundi de Phantom : face au film à blanc, « on voit rien ». La suppression de la négation exprime bien l’idée d’une vacuité mise au centre. Le blanc, ce blank par absence d’images, acquiert une force centripète. Mais j’ai l’impression qu’il est aussi ce qui projette sur les bords. Paradoxe d’une vacuité au centre qui aspire autant qu’elle déporte vers les marges.
Georges Didi-Huberman reconnaît dans l’œuvre de James Turell les « conditions littorales de l’expérience visuelle », un « regard par les bords » ou « borderline ». Une vision littorale, qu’est-ce que cela peut bien être ?
***
Selon Truman Capote, Gauguin, Van Gogh et Renoir se seraient servis de miroirs noirs pour se « rafraîchir leur vision », pour « renouveler leur réaction à la couleur, leur variations tonales. Après une longue période de travail, les yeux fatigués, ils se reposaient en regardant ces miroirs sombres ».5
C’est à cet endroit que la vidéo Orientations croise l’expérience du film à blanc. Le miroir noir, qui nous renvoie « une lumière d’éclipse », amène au repos du voir, convoque l’intuition d’une recherche se situant en périphérie d’une certaine mise au travail. Parcourir la ville, le regard plongé dans un miroir noir, tout comme filmer les éclipses du « voir » revient à se focaliser sur ces temps de rafraîchissement des regards, à se glisser sous l’ombre du repos.
Le clignotement des paupières crée des percées fugitives. C’est, parait-il, le contact le plus doux permis par notre corps.
***
Je repense à ce que m’a dit Simon Quéheillard à propose d’Eclipses : « J’ai le sentiment qu’il s’agit d’une révélation qui est moins un moment d’ouverture et de soulagement qu’une sorte de retenue, comme si tu ne voulais pas que l’image se fasse, à la manière d’un cinéaste qui lancerait la bobine pour ne capter que ce qui vient entre l’amorce et la première image. On est dans cet entre deux, dans un film qui pourrait se réduire à deux photogrammes. » Cette image de film réduit à deux photogrammes me plait. Le renvoi à « l’inter-image » séparant deux photogrammes me fait penser à un enregistrement vidéo dans laquelle Comolli évoque à son propos la part « de manque »,6 la part fantôme hantant toute pellicule. A l’écouter, on réalise que le cinéma porte physiquement en lui une très grande part de vide, qu’il se réalise à travers sa part manquante. Un film invisible se dissimule sous chaque film. Chaque film porte son double affaibli. Double qu’il cache dans ses trous, dans ses interstices.
Comme me l’a fait remarquer Rodolphe Olcèse, c’est peut-être cette béance disparaissant avec le numérique que je fais semblant de rejouer. De la même façon ce dispositif convoque une accidentalité que l’image numérique cherche à bannir.
Dans Eclipses, le basculement de la membrane de papier vient troubler la plénitude de l’illusion, couper le regard halluciné par l’écran, hacher le mouvement de perdition dans la profondeur de l’image. La représentation, cette coupure du monde, ce – trou dans la vie -, est troublée à chaque battement du clapet. Hacher ainsi la continuité de l’image n’est rien d’autre, peut-être, qu’une façon de ramener au réel (et de rendre sensible le cadre et le hors-cadre). A force, c’est la palpitation du clapet qui devient l’objet principal d’observation (et le motif à l’image son hors-champ ?).
PREMIER FILM
Penser une forme d’archéologie du cinéma, c’est s’en remettre au moment où filmer revêt une autre chair. Chair à l’endroit d’une réponse avide et étonnée face à la force magique de la projection, de l’apparition de l’image. Chair propre au geste porté par un désir d’expérimentation et par une volonté d’apprentissage.
Apprendre en même temps que l’on fait. Je me rends compte qu’il m’est impossible de dissocier la création d’une forme d’apprentissage ou de ré-apprentissage. Fabriquer ce dispositif c’est se placer à l’endroit d’une simple expérience, c’est rejouer la figure de l’opérateur expérimentateur qui bricole ses outils en même temps qu’il se demande quoi en faire.
Sortie de l’usines Lumière à Lyon : la caméra filme les petites mains qui en ont assemblées les pièces.
l’instrument et son double affaibli
Le dispositif d’obturation greffé à l’objectif est un fruste pendant de la machinerie interne de la caméra (et plus généralement du dispositif de captation cinématographique). Comme si c’était l’extraction de ce qui à l’intérieur fait fonctionner l’outil. Cette extraction est une première projection.
Comparée à l’électronique interne de la caméra, cette extraction bricolée est beaucoup moins précise et sophistiquée – cela va sans dire – et c’est en cela, je crois, qu’elle en propose une forme de double affaibli. Un peu à l’image d’une petite maquette proposant un pendant altéré du réel, cette reprise réinterprète avec une forme d’incomplétude cet outil-caméra que j’utilise démuni de tout savoir organologique.
ROBERT BRESSON
« Bâtis ton film sur le blanc, sur le silence et l’immobilité »7
DÉSISTANCE DU « FILM A BLANC »
Lue chez Derrida, cette désistance8 m’intrigue. J’y vois une façon de se projeter dans un mouvement de retrait.
Descendre la rue et filmer une manifestation à blanc c’est aller au contact du monde tout en exerçant une retenue. Incorporer la foule en marche pour la filmer de biais, c’est quelque part entrer en désistance. Cela rejoint, peut-être, « l’incomplétude des positions » que tu évoquais lors du dernier Lundi de Phantom.
***
Me vient à l’esprit The Distant Obsever,9 texte à propos du cinéma japonais dans lequel sont évoquées les premières projections cinématographiques ayant eu lieu au Japon. Séances durant lesquelles il arrivait que l’on installe les sièges parallèlement au faisceau de projection de façon à ce que les spectateurs qui le désirent puissent regarder le rayon lumineux en même temps que l’image projetée à l’écran. Dans ce dispositif, le spectateur adopte aussi le point de vue de l’observateur et le situe dans une incomplétude des positions. Ni tout à fait spectateur, ni absolument observateur, à la fois spectateur distant et observateur de trois quarts, la personne ainsi placée dans la salle de cinéma voit l’image arriver. Il en observe la cause en même temps que l’effet.
JOUR
Croquis : un mur de brique est érigé dans l’Espace Khiasma. Il bloque le passage d’une partie de l’espace – la « salle noire » destinée aux projections – au spectateur. Ce mur comporte des interstices, des jours séparant les briques d’où filtrent les rais d’une projection. Un titre me vient pour ce début d’idée : Jour.
Un film nous parvient depuis cet envers inaccessible. Il s’infiltre depuis le mur. Il devient un élément dissipatif, apparaissant par bribes, défait d’une partie de ce qui le constitue.
Dresser ce mur dans la salle noire revient à confiner cette chambre, mais surtout à la retourner sur elle-même. Le projecteur est déplacé. Il est positionné à l’extrémité opposée de son endroit actuel. La salle change d’orientation.
PROJECTIONS
Le lieu, par son architecture prend de plus en plus de place dans le projet et le mur devient un élément récurrent : il permet des sauts et des brisures d’espaces, il peut devenir support de projection autant qu’obturateur. Il donne également à régler la distance avec les images et les écrans.
Jour : ce mur érigé sera peut-être peint en blanc, de façon à ce qu’il fusionne avec l’ensemble du lieu. Cette fusion redéfinira l’espace car elle viendra retirer environ un cinquième de la superficie totale. Il me semble cependant que cette obstruction tend à ouvrir. Car de la même façon qu’une amputation fait apparaître un membre fantôme, je suppose qu’extraire la salle noire en convoquerait la hantise. Le fait de retrancher cette salle à la vue et au corps en ferait idéalement le réceptacle de projections mentales, un espace de suppositions.
Autre architecture, autre lieu : ce mur en briques me renvoie à cette petite bâtisse de Demna. Abandonnés, délabrés et mal construits, les murs de ce bâtiment laissent entrevoir, par des brèches, les paysages qui se trouvent derrière. Je me vois associer de plus en plus cette petite architecture à une boite d’écriture et de projection. Quelque chose ici contient l’exposition à venir. La salle noire de l’Espace Khiasma pourrait en devenir un pendant éventuel. Elles ont à peu près la même superficie et j’y projette une même propension à confiner et à ouvrir.
***
Pour le Lundi de Phantom, je suis en train de réaliser des croquis autour du plan de l’espace Khiasma. Je dessine, articule des pans de murs, en retranche d’autres et crée des trous dans le plan. Pour l’instant je cherche : ce petit dessin en trois dimensions est à parcourir et à déployer comme se plie et se déplie une boite.
CRÊTE DE VISIBILITÉ ET ACCOMMODATIONS
Jour, Eclipses, Percées et Film à blanc mais aussi Orientations, Ligne fantôme et Attraction. Toutes ces recherches se situent aux limites de la perception, au niveau d’une « crête de visibilité ». C’est Eric Degoutte qui, lors d’un échange autour du travail, a employé ces mots. Crête de visibilité qu’il inscrit dans un « processus d’accommodations » aux choses et au réel.10 L’accommodation m’intéresse pour le mouvement d’adaptation qu’elle suppose. Je pense à l’accommodation accompagnant le passage de l’ombre à la lumière par exemple. Transition lente, expérience de l’intervalle, l’accommodation recouvre l’effort de précision, l’ajustement à ce qui entoure. Elle suppose donc une durée : c’est le développement d’une tentative de voir.
Olivier, cette discussion a trouvé son double le jour où, parcourant avec toi l’Espace Khiasma, tu as eu cette formule en parlant de l’exposition de septembre : « fabriquer un espace pour voir ». En imaginant alors les différentes possibilités de transformer l’espace s’est précisée l’idée de fabriquer un lieu servant à cadrer / recadrer, à ouvrir et à fermer des horizons.
Percée et Jour : dans les deux cas (mais différemment), le mur est associé à la pellicule, à la membrane sensible. Le mur devient écran troué, fêlé, surface perméable à des ailleurs. Il est ce qui sépare autant que ce qui relie ; un élément d’accommodation entre le réel et l’intercesseur de ce réel à l’image.
DONNER À VOIR
J’aimerais accueillir au sein de l’exposition à venir une oeuvre importante pour moi. Il s’agit de la vidéo One second of silence d’Edith Dekyndt. Cette vidéo est la captation d’un drapeau transparent flottant dans le ciel et ondoyant au vent. Le drapeau fait office de fenêtre dans le cadre de l’image. Le film en plastique, découpé dans le paysage, saisit des nuances colorées et lumineuses. Accueillir cette vidéo dans l’exposition reviendrait à créer une ouverture en plus dans l’espace, à y tirer un horizon précieux.
One second of silence fait partie de ces oeuvres que j’aurais aimé faire, de ces œuvres que je regarde régulièrement et auxquelles je pense souvent. A un moment donné, je me suis dit qu’elle aurait pu être une suite possible à mes recherches actuelles mais elle en est surtout l’une des origines. Cette vidéo a une place dans ce que je suis en train d’essayer de faire. Elle s’inscrit dans une histoire de la même façon que ce geste d’accueil prolonge un autre geste : celui adressé quelques mois plus tôt par Edith Dekyndt à Robert Dasché en montrant l’un de ses films dans son exposition11. Accueillir cette vidéo de Dekyndt, c’est prendre le relais de ce geste amorcé par l’autre et pour l’autre. Geste à l’intérieur duquel une autre dynamique me tient, celle consistant à donner à voir. J’ai envie de prolonger ce geste car il participe à fabriquer l’espace pour voir dont je rêve.
De façon différente mais proche, c’est dans le même état d’esprit que je t’ai invité à nous rejoindre Cécile dans ces échanges et à participer au prochain Lundi de Phantom. J’ai pensé à t’inviter pour plusieurs raisons, d’une part parce qu’à t’observer travailler (de loin, il est vrai) j’ai été sensible à ta façon d’essayer d’entretenir une relation de travail à long terme avec les artistes, ce qui est rare. Mais aussi parce que lors de notre première rencontre tu m’avais beaucoup parlé de l’importance pour toi de fabriquer tes expositions à la façon dont se mène une recherche. C’est-à-dire dans un suivi attentif de des recherches artistique en cours et dans une attention aux espaces et aux formats d’expositions qui en résultent. Et c’est cette dynamique que j’ai retrouvé dans l’exposition que vous aviez faite avec Guillaume Pinard pour VANDALE. Je crois que cette discussion est l’une des étincelles de ce projet.
transport de doutes
J’ai remarqué dans mes lectures que la projection cinématographique est souvent décrite comme étant un transport de l’image. Il s’agit peut-être d’en faire le transport d’un doute. Le doute est quelque chose qui me dépasse mais j’emploie ce mot parce qu’il entretient un rapport à l’énigmatique et au magique qui me touche. Cela suppose, en d’autres termes, de créer un espace qui ne se dévoilerait pas d’emblée mais qui produirait, dans le temps de l’accommodation, un flottement vis-à-vis de ce qui s’y trame. Je renoue clairement ici avec l’exposition Mandrake a disparu qui tentait, je crois, de penser la projection comme le transport de doutes. J’ai envie de tirer ce fil issu de Mandrake à disparu pour en faire l’une des pistes de l’exposition à venir.
« Plus que jamais, la place de l’ombre est la part du spectateur. Le hors-champ est cette ombre qui cerne l’éclat de l’écran ; entre cette ombre et l’ombre de la salle, pas de frontière. L’ombre est le lieu de projections mentales, de même que le hors-champ déborde le rectangle de l’écran pour passer dans la salle et devenir terrain de jeu ou ligne de fuite des spectateurs. L’ombre serait la part commune au hors-champ et au spectateur, la part précieuse du cinéma. Tout système subtil de relations mouvantes se noue entre les ombres dans l’image qui sont la part obscure du champ, le hors-champ qui est le lieu/non-lieu de toutes les obscurités, et la nuit de la salle, en passant par la part d’ombre agitée en chaque spectateur. La nuit de la salle est mon hors-champ » Jean Louis Comolli, Corps et cadre, p.34. [↩]« Dans les salles de cinéma, il n’y a pas de divergence entre champ et hors-champ, ils sont solidaires, ils sont liés, l’un ne va pas sans l’autre : le champ ne peut qu’ouvrir sur ce « non-visible » qui le concerne, le prolonge, s’étendant jusqu’à nous, seul en notre place dans cette ombre même. Le hors-champ est celui-là même de la salle obscure, le non-visible et le non lumineux communiquent pour le spectateur, qui les peuple de ses fantômes » Jean-Louis Comolli, Corps et cadre, p.15. « Le champ cinématographique engendre toujours un hors-champ. Il y a toujours cache en même temps que cadre. Car le cadre, sa perception, sa conscience, se tiennent dans une oscillation, sujets à des éclipses : ou bien c’est le cadre que l’on regarde, ou bien le pan de visible cadré » Jean-Louis Comolli, Corps et cadre, p.20. [↩]Robert Smithson cité par Jean-Pierre Criqui, Un trou dans la vie, p. 60 [↩]Georges Didi-Huberman, L’homme qui marchait dans la couleur [↩]Arnaud Maillet, Le miroir noir, p.172 [↩]Vidéo à voir ici : https://vimeo.com/53582131 [↩]Rober Bresson, Note sur le cinématographe, p. 137 [↩]Jacques Derrida, Psyché, 1987 [↩]Noel Burch, « To the Distant Observer, Toward a Theory of Japonese Film », October, n°1, printemps 1976. [↩]Il a toujours été question d’optique et de vision dans le travail, que ça soit dans Orientations où la lentille ou l’humeur aqueuse est évoquée de façon évidente, autant que dans l’accommodation à distance produite dans Dénouement. Mais ce qui se joue désormais entretient un plus grand rapport à l’espace depuis lequel les travaux sont destinés à émettre. [↩]Dans le cadre de son exposition Slow Stories à la BF15 à Lyon. L’oeuvre accueillie dans l’exposition était un film en 16mm et en noir et blanc de Robert Dasché, Sparrow-hawk Fishing de 1936. Ce film de Dasché capte le geste d’un pécheur lançant un filet vers la caméra. À la fin du film, les mailles du filet finissent par se confondre avec la surface de l’image à l’écran. La caméra et le spectateur sont comme happés à distance. Geste simple, répété, devenant métaphore d’un lancer d’image, métaphore de la projection cinématographique. [↩]