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Entretien — Festival Relectures
Le festival RELECTURES 15 ‘d’après documents’ invite cette année Marc Perrin. Il se produira le dimanche 28 septembre 2014 à l’Espace Khiasma. Sa venue est donc l’occasion de faire un retour sur son travail et de questionner les gestes d’écriture qu’il met en place. Gestes pris dans leurs différences et répétitions avec ceux des poètes objectivistes américains tel que Charles Reznikoff.
Amandine André : Quel est le procédé d’écriture utilisé pour les Avoir lieu 2011 ?
Marc Perrin : La série Avoir lieu 2011 a été travaillée au début de l’année 2011, principalement à partir de dépêches AFP accessibles sur Internet. Dépêches AFP relatives aux soulèvements, manifestations et répressions qui eurent lieu lors du « printemps arabe », mais également dépêches AFP relatives à tel ouragan en Australie, telle découverte scientifique, tel fait économique, etc.. L’ensemble ayant pour objet de poursuivre un travail initié en 2010 autour de la notion d’événement. Un premier livre, Avoir lieu, avait paru en novembre 2010 aux éditions Dernier Télégramme.
Comment ces prélèvements sont-ils reconstitués ?
Le souhait était d’abord d’anonymiser/universaliser les situations dont il était question dans les textes des dépêches AFP, et cela dans l’intention de mettre en avant les forces en action, sans qu’elles soient nommées, afin d’exposer davantage la mise en relation des forces en action que les forces elles-mêmes. Dans les textes retravaillés, femmes ou hommes, que leurs noms soient cités ou pas dans le texte original de la dépêche, sont remplacés par les pronoms personnels correspondant à leur genre, chaque nom de ville est remplacé par « la ville » ou « elle », « ouragan » devient « il », « armée » devient « elle », « manifestants » devient « ils », etc. On reconnaît l’événement historique à la lecture du texte, parfois, mais parfois les actions, devenues plus abstraites, deviennent possiblement surfaces de projection pour la lectrice ou le lecteur. La tournure abstraite qu’ont prise ces textes m’a convenu un temps, puis a cessé de me convenir. En effet : l’usage de ces entités abstraites, « il », « elles », etc., s’il parvenait à rendre compte de l’événement, déréalisait de trop. J’ai alors continué de travailler avec des textes de dépêches AFP, dans le cadre du projet Spinoza in China, mais en gardant alors les noms des lieux et des personnes. Dans le souhait, cette fois, d’entremêler le récit de l’histoire en cours (en nommant les acteurs de tels ou tels faits – économiques, sociaux, scientifiques, etc. — acteurs modestes ou puissants, connus ou inconnus, toutes personnes participant du mouvement historique en cours) avec le récit de l’expérience d’un personnage, nommé Ernesto, lui aussi participant de cette l’histoire, tout cela précisément lors du mois de novembre de l’année 2011.
D’un autre point de vue, mon travail d’écriture se fait à voix haute, par la pulsation et le rythme, par la compréhension, au fur et à mesure du travail, de lectures en relectures, de l’avancée de ce qui a lieu dans le texte même. C’est un autre type d’événement, alors, lui aussi en cours, proche de ce que l’on peut ressentir d’une pensée, qui se produit en s’énonçant. Le travail d’écriture est ensuite remis en jeu, lors des lectures et performances, qui sont pour moi des moments où l’écriture en quelque sorte a lieu à nouveau, elle retrouve, et poursuit sa pulsation orale, continue de (se) réaliser, etc.
Qu’est-ce qu’un document poétique pour vous ?
Disons : un document qu’une subjectivité sélectionne puis retravaille, dans le but d’augmenter la puissance de tel projet en cours.
En ce qui me concerne, je peux dire que je travaille actuellement avec 3 types de documents – 3 types de matériaux : 1. des notes personnelles, prises quotidiennement, que je retravaille en toute liberté et qui deviennent, via le personnage Ernesto, un texte en partie fictionnel ; 2. les textes des dépêches AFP, pour lesquels je reste au plus proche des faits décrits dans le texte original. 3. l’Éthique, de Spinoza, dont des extraits accompagnent le texte de Spinoza in China, au fur et à mesure de la lecture qu’en fait le personnage Ernesto.
Considérez-vous que votre travail poétique s’inscrit dans le même geste que les poètes objectivistes ? Charles Reznikoff dit : « Par le terme “objectiviste”, je pense que l’on veut parler d’un auteur qui ne décrit pas directement ses émotions, mais ce qu’il voit et ce qu’il entend, qui s’en tient presque à un témoignage de tribunal, qui exprime indirectement ses émotions par le choix de son sujet, et de sa musique s’il écrit en vers. »
Pour ce qu’il en est de mon travail à partir des dépêches AFP, je me reconnais dans cette citation de Reznikoff. Particulièrement en ce qui concerne la part relative au choix du sujet, choix, oui, qui est on ne plus subjectif pour le coup. Et aussi en ce qui concerne la pulsation et le rythme de la parole ou voix poétique, ce qu’il nomme musique. Pour les textes travaillés à partir de mes notes personnelles, il s’agirait davantage, au contraire, d’assumer et d’accentuer une subjectivité. Et plutôt qu’un effacement de mes émotions propres initiales, il s’agirait de les faire déborder, en les amplifiant, parfois en inversant leur mouvement d’origine. Dans les deux cas, travail à partir des dépêches AFP ou à partir de mes notes personnelles : il s’agit, je crois, de trouver une distance entre une subjectivité propre et l’objet en train de naître : un texte. Par ailleurs, pour dériver à partir de la citation de Reznikoff, en amont de l’émotion, je pense à la sensation. À la sensation, et à ce en quoi elle est contemporaine de la pensée. Cette contemporanéité-là, on peut la percevoir comme étant de l’ordre du temps de l’intuition. J’ai une totale confiance en l’intuition. Avec elle, on sent la justesse relative à cette distance entre soi et un texte. On sent aussi que cette distance est contemporaine, à son tour, de la justesse de notre présence.
Pouvez-vous nous expliciter le projet Spinoza in China ?
Je peux vous citer 3 extraits de ce que je vais lire à RELECTURES 15. 1. « Spinoza in China est l’autobiographie de l’enfant Ernesto, âgé de 10 ans et quelques secondes, ou, et, 10 ans et quelques siècles, à l’instant précis où l’émancipation n’est soudain pour lui plus une abstraction. Ça, c’est le programme. Dans les faits, on verra → Spinoza in China est le récit des multiples instants d’une émancipation, lente, laborieuse, mais tenace → c’est-à-dire → le récit des instants d’une lutte bien aliénante et d’une joie par moment super éclatante → bref → Spinoza in China → est le récit d’un combat. En 5 rounds. Avec béatitude mon loulou en bouquet final. ». 2. « Spinoza in China est également un programme éditorial poétique, pour les 34 prochaines années. Positivement : n’importe quoi. 5 tomes sont à paraître. Tome 1 : Ernesto novembre 2011. Tome 2 : Ernesto 2012-2020. Tome 3 : Ernesto 1968-2026. Tome 4 : Ernesto -73/2032. Tome 5 : Ernesto 2038. » 3. « Spinoza in China est également une exposition des Visages d’Ernesto, au quotidien, sous forme d’une série de portraits dont le titre d’ensemble est le suivant : Si l’état du monde est visible un peu sur mon visage alors je peux dire un peu je suis de ce monde. » Il s’agit là du titre que je donne à l’ensemble des textes travaillés à partir des dépêches AFP. Plus brièvement ? Spinoza in China est une espèce de recherche poétique, au long cours, à partir de la tension créée entre les notions de libération et de liberté. Avec au moins deux voyages en Chine. Et l’Éthique de Spinoza en poche.
Parutions à venir du projet Spinoza in China. En revue : Multitudes n°57, Nioques n° 13 – automne 2014. Spinoza in China – novembre 2011 : aux éditions Dernier Télégramme en 2015.
https://spinozainchina.wordpress.com