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Article — Festival Relectures
Pour le festival RELECTURES 15 ‘d’après documents’, Maïder Fortuné présentera une création inédite, It’s all True, le jeudi 25 septembre à l’Espace Khiasma. Natacha Pugnet a eu l’amabilité de nous offrir un extrait de son texte écrit pour le n°6 de la revue 20/27. Ce texte vient comme ouvrir à l’univers de l’artiste.
Maïder Fortuné – Spectres
(extrait)
« Murmure dans des chambres lointaines » : le titre de l’exposition de Maïder Fortuné à la galerie Martine Aboucaya, en 2008, atteste l’intérêt de l’artiste pour la dimension mémorielle et spectrale de l’image. Il est en effet emprunté à un projet de film inabouti de Jacques Tourneur, dans lequel il est question de fantômes. Bien des œuvres de Fortuné sont chargées de quelque présence invisible mais sensible. Ces spectres, ce sont pour l’artiste essentiellement « ceux de la littérature, ceux du théâtre tragique grec mais aussi japonais (…) qui ont rencontré ceux du cinéma, corps de lumière à la merci d’une coupure de courant » (1). Ce sont également ceux dont nos souvenirs sont faits.
L’« espace immersif, la qualité du noir et la dimension rituelle » qui caractérisent les vidéos-installations de l’artiste restituent les conditions de vision offertes par le cinéma et la scène. Plus précisément, ils permettent de recréer cette « expérience nouvelle du temps et de la mémoire qui, selon Jean-Louis Shefer, à elle seule, forme un être expérimental » (2). Si Maïder Fortuné réalise des films résolument exempts de parole, rarement travail vidéographique sera davantage pensé comme une adresse au regardeur. La condition en est, assure-t-elle, que « l’image doit pouvoir exister en creux pour maintenir en son sein un espace de projection ». Pour le commentateur, il est dès lors nécessaire d’intriquer le poïétique – le faire productif, ses motivations et les moyens mis en œuvre – et l’esthésique – l’examen des situations perceptuelles et des sensations qui en découlent –, tant cette dernière dimension détermine les choix plastiques de l’artiste (3).
Sans qu’il s’agisse de mixage ou de montage, l’usage que fait Fortuné de l’outil informatique lui sert à démembrer, décompter, mettre en pièce textes et images afin de les ouvrir à d’autres plasticités. Tout, dans son œuvre, n’est que transition, errance, tension dialectique entre ce qui se fait et se défait, apparaît et disparaît, entre ombre et lumière, immobilité et mouvement, arrêt et durée. Aussi, sa pratique répond-elle à ce que Raymond Bellour nomme « l’Entre-images », qu’il définit comme « l’espace de tous les passages. Un lieu, physique et mental, multiple (…) l’espace dans lequel il faut décider quelles sont les vraies images. C’est-à-dire une réalité du monde, aussi virtuelle et abstraite soit-elle, une réalité d’images comme monde possible » (4). Celui qu’invente Fortuné est ostensiblement fabriqué, artificiel, témoignant d’une réflexion sur la substance des représentations que le numérique permet d’engendrer. Et la beauté, toute factice elle aussi, de certaines images, leur caractère un peu magique – au sens où elles possèdent une qualité propre à susciter l’émerveillement et l’effroi – n’est que le masque d’une gravité certaine, parfois même d’une violence. La Licorne (2007) – une commande du Musée de la chasse et de la nature – est fondée sur une telle dualité. Ce sont ici les subterfuges du théâtre qui viennent conférer à l’animal mythique l’apparence de la réalité et de l’authenticité, non un quelconque logiciel de retouche. Peu à peu, sous l’effet d’une sombre averse, la couleur blanche du pelage naturel laisse place à un gris de plus en plus soutenu qui vient « effacer » la licorne, la faisant retourner à la nuit d’où elle est apparue. Sous le signe de la perte et du deuil, ce film s’offre comme l’envers des contes de fées. En lui se dessine la faillite de nos croyances comme la désillusion accompagnant le retour au réel. Mais en lui s’exerce aussi le pouvoir de l’image.
Totem (2001), une œuvre fondatrice à bien des égards, nous entretient tout autrement du spectral. Maïder Fortuné est bien la protagoniste de la scène, mais, en costume d’Alice et perruque brune, elle apparaît comme une fiction. Cette figure est née des I Games, des vidéos-performances (5) dans lesquelles le personnage, explique-t-elle, « n’est plus là que pour l’image et pour les quelques gestes qui constituent sa raison d’être ». Dans Totem, la dimension performative – le saut à la corde – subsiste, mais le corps filmé devient matière et support. Surgie du noir vidéo – cette sorte d’espace plan à la profondeur indéterminable –, l’artiste, dont on ne voit que le visage et les épaules, saute sur place, de sorte qu’elle se déplace verticalement, à l’intérieur du cadre de l’écran. La prise de vue initiale, d’une à deux minutes, est travaillée en quelque sorte « à l’aveugle », triturée et étirée jusqu’aux dix minutes finales. À l’aide d’une machine capable de condenser le nombre des photogrammes ou, à l’inverse, de générer des images inexistantes à partir de quelques-unes, Fortuné modifie la cadence de l’acte. Sa répétitivité première déconstruite, la succession des plans devient superpositions et enchaînements heurtés, suivant une arythmie marquée. Non pas simples ralentis ou accélérations, ces dérèglements temporels opèrent véritablement un modelage de l’image vidéographique.
Celle-ci se voit comme fluidifiée, la chevelure et le col du vêtement participant à cette impression. Tantôt le corps semble tenter de s’élever davantage, s’échappant du cadre, tantôt paraît chuter, comme aspiré vers le bas. L’un et l’autre mouvements sont perçus comme arrachement plus ou moins aisé ou plongée saccadée, qu’on imagine parfois subaquatique. Les métamorphoses subies par la face sont dues à la combinaison de divers effets, tels qu’étirements, flous et superpositions plus ou moins marqués. Venant éclairer du dessus les arcades sourcilières, le nez et les pommettes, la lumière affecte également la morphologie de la tête. Nous nous rappelons les autoportraits de Francis Bacon et ses chairs malléables. À cela s’ajoutent les changements d’expression, Maïder Fortuné passant, autant qu’il soit possible d’en juger, du sourire à l’expression de la joie, et de la concentration à l’effroi. Cependant, on ne saurait trancher si ces figurations et défigurations permanentes émanent réellement des traits de l’artiste ou si elles sont le résultat des manipulations de l’image. Pris dans cette tension entre le souvenir du jeu enfantin et l’aspect mortuaire de la représentation, sans doute projetons-nous une psychologie là où, en définitive, il n’existe qu’un geste sans affect.
Entre pétrification et dissolution, entre construction et destruction, incarnation et désincarnation, le visage devient, ainsi que le dit l’artiste, « un être-image pur ». Comme dans d’autres œuvres postérieures, c’est « la perte du Sujet qui permet au visage de s’ouvrir ». Celui-ci est tour à tour petite fille et clown (on peut penser aux Cloud and Clowns de Roni Horn), masque et spectre, crâne même. Pourtant, si l’autoportrait consiste à sonder l’identité du Sujet, c’en est bien un, où semblent se mêler les différents âges de la vie. Nous avons sous les yeux mille apparences, ou plus exactement les mille passages d’un état à un autre, puisque l’image ne connaît pas de pause. La fin de la vidéo fait exception, le regard de l’artiste, qui était jusque-là tourné vers le haut, se dirigeant un instant vers nous, comme si celle-ci était revenue au monde après une épreuve inénarrable. Peut-être restitue-t-elle ce dont Barthes a dit faire l’expérience, qu’il analyse ainsi : « Imaginairement, la Photographie (celle dont j’ai l’intention) représente ce moment très subtil où, à vrai dire, je ne suis ni un sujet ni un objet, mais plutôt un sujet qui se sent devenir un objet : je vis alors une micro-expérience de la mort (de la parenthèse) : je deviens vraiment spectre (6). » Fortuné ne saisit ni une présence ni une absence, elle produit l’impossible figuration d’un événement psychique, celui d’une « mort traversée », selon son expression. Sidéré, le spectateur perçoit bel et bien cette traversée – il voit le crâne –, dans la physicalité paradoxalement immatérielle de l’image vidéographique (7).
Natacha Pugnet
Source : 20/27 n° 6, 2012, p. 268-285
Retrouvez tous les travaux de Natacha Pugnet ici, et le site Internet de Maïder Fortuné là.
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(1) Toutes les citations de l’artiste sont extraites d’entretien avec l’auteur en juillet 2011.
(2) Jean-Louis Shefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1997 [1980], p.10.
(3) Ces deux notions sont empruntées à Paul Valéry, qui défend la nécessité pour l’esthétique d’enchevêtrer l’étude de la production des œuvres et celle des sensations. Voir «Discours sur l’esthétique», Paul Valéry. Œuvres, Paris, Gallimard, coll. «La pléiade», 1957 [1937], p. 1311.
(4) Raymond Bellour, L’Entre-images. Photo. Cinéma. Vidéo, Paris, La Différence, 2002, p. 14.
(5) Outre une formation au Fresnoy, l’artiste a suivi les cours de l’école Lecoq, une école de théâtre de mouvement, située à Paris.
(6) Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Les Cahiers du Cinéma/éditions de l’étoile/Gallimard/Seuil, 1980, p. 30. Les majuscules et italiques sont de l’auteur.
(7) À propos de la théorie des spectres développée par Balzac, Nadar écrit : «Selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées, à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps. (…) Chaque opération daguerrienne (…) détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté. De là, pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d’un spectre, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive». Nadar, cité par Rosalind Krauss, Le photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1990, p.21. Le processus suivi par Maïder Fortuné décompose son visage en pellicules spectrales, selon un principe qui ne relève pas, contrairement à la photographie, de l’indice, mais de la manipulation digitale.