Tourné en République dominicaine et à Haiti, le film de Louis Henderson « The Sea is History », présenté dans l’exposition Kinesis, est une adaptation du poème éponyme du poète caribéen Derek Walcott (1930-2017).
La mer est l’Histoire
de Derek Walcott
Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ?
Où est votre mémoire tribale ? Messieurs,
dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer
les a enfermés. La mer est l’Histoire
D’abord, il y eut le bouillonnant pétrole,
son tohu-bohu ;
puis, lumière au bout d’un tunnel,
le fanal d’une caravelle,
et ce fut la Genèse.
Puis il y eut les cris des parqués,
la merde, les gémissements :
l’Exode.
Os soudé à l’os par le corail,
mosaïque
couverte par la bénédiction de l’ombre du requin,
ce fut l’Arche d’alliance.
Puis surgirent des cordes pincées
du soleil au fond de la mer
les harpes plaintives de l’esclavage babylonien
tandis que les blancs cauris s’inscrustaient en chaînes
aux poignets des femmes noyées
et ce furent les bracelets d’ivoire
du Cantique de Salomon,
mais l’océan tournait toujours des pages vides,
attendant l’Histoire.
Puis vinrent les hommes aux yeux aussi lourds que des ancres,
naufragés sans tombeau,
brigands qui grillaient le bétail,
laissant des côtes noircies, commes des palmes sur le rivage,
puis il y eut la panse féroce, écumante
du raz de marée avalant Port-Royal,
et ce fut Jonas,
mais où est votre Renaissance ?
Monsieur, elle est enfermée dans ces sables marins
là-bas au large du socle tourmenté du récif
où sombraient les vaisseaux ;
mettez ces lunettes de plongée, je vous guiderai moi-même.
Là tout est subtil et sous-marin,
à travers des colonnades de corail,
passé les fenêtres gothiques des gorgones
jusqu’au lieu où le rugueux mérou, à l’oeil d’onyx,
cille, alourdi par ses joyaux, ainsi qu’une reine chauve ;
ces grottes nervurées tapissées de bernacles
piquetées comme la pierre
sont nos cathédrales,
et la fournaise avant les ouragans :
Gomorrhe. Os broyés par les moulins à vent
en engrais et farine de maïs,
et ce furent les Lamentations —
seulement les Lamentations,
ce n’était pas l’Histoire ;
puis surgirent, écume sur la lèvre tarie de la rivière,
les chaumes bruns des villages
débordant et se coagulant en villes,
avec au soir les choeurs de moucherons
et au-dessus d’eux les clochers
perçant le flanc de Dieu
au couchant de Son Fils, et ce fut le Nouveau Testament.
Puis vinrent les soeurs blanches applaudissant
à l’avancée des vagues,
et ce fut l’Emancipation —
jubilation, O jubilation —
vite évanouie
comme sèche au soleil la dentelle de la mer,
mais ce n’était pas l’Histoire,
seulement la foi,
et alors chaque rocher explosa en nation ;
alors vint le synode des mouches,
alors vint le héron sectaire,
alors vint la grosse grenouille beuglant en quête de suffrage,
les lucioles aux brillantes idées,
les chauve-souris comme des ambassadeurs en jet,
les mantes, comme des policiers kaki,
les chenilles fourrées des juges
examinant chaque cas de près ;
alors dans les oreilles sombres des fougères
dans le rire de sel des rochers
aux flaques marines, s’éleva le bruit
comme une rumeur sans écho
de l’Histoire, son vrai commencement.
Première parution dans The Star-Apple Kingdom (1979).
Traduit par Claire Malroux dans Le royaume du fruit-étoile (éditions Circé, 1992).
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