Commeunlundi7 mai%282%29

Comme un lundi : « Nous avons besoin de lieux sûrs »

C’est lundi. Après un dimanche ensoleillé. Commençons donc par une gymnastique simple. Les fondamentaux. Une démocratie ne se limite pas à son système électif surtout quand celui-ci est taillé sur mesure pour le même spectre aristocratique qu’on croyait bien avoir mis dehors la veille pour le truchement de ce qui s’appelait alors une révolution. Il ne suffit pas non plus de déclarer le peuple propriétaire abstrait de l’Etat, et plus souvent de ses errances et de ses erreurs. La démocratie est une pratique ou pour paraphraser Pierre Bourdieu, un sport de combat. Tout du moins, elle s’anime, elle doit s’activer dans des foyers multiples, elle n’est pas donnée une fois pour toute. On peut ne pas être d’accord avec des options politiques qui, toutes aussi fatalement logiques qu’elles se présentent, s’inscrivent dans des mailles idéologiques qu’il est assez navrant de nier. Il y aura donc ceux et celles qui réussissent leur vie – entendons matérielle, affective, sexuelle, voire politique, rien que ça – et tous ceux qui ne sont rien, qui échouent de toutes les manières possibles, qui polluent l’air des autres, qui gaspillent les ressources si fragiles de la planète. Ceux qui sont un poids. Les autres réussissent seuls, par la force de leur travail, par leur courage dans la solitude, ils réussissent dans un monde gazeux et fluide, ils sont légers, aériens et jeunes. Pour les perdants et les perdantes de cette formidable sélection darwinienne – qui a la beauté sauvage d’une arithmétique naturelle - il reste des attitudes peu glorieuses. Assembler leur faiblesse et leur envie, leur courage pas démesuré, leur capacité au soin, leur génie de la ruse, leur savoir incertain accumulé à l’ombre des gagnants, pour fabriquer des terrains à vivre et des zones à défendre. Ce ne sont pas des attitudes triomphantes, définitivement plus des histoires héroïques mais ce sont des foyers importants pour le peuple perdant de la démocratie. Un refus de jouer à un jeu auquel on ne peut gagner, aussi essentielles et justes qu’en soient les règles. Une fuite.

Ce qui est alors difficile à comprendre, c’est la motivation des gagnants à venir détruire ces lieux sûrs. Ne sont-ils pas assez occupés avec les affaires du monde qu’ils portent sur leurs épaules musclées pour venir traîner du côté de cette ombre boueuse ? En même temps que l’on installe la sélection à l’université, que l’on dessine l’espace éclatant de la réussite, on détruit des ZAD et toutes les expériences qu’elles proposent, on affaiblit comme jamais le monde associatif, on criminalise le monde militant. Nous n’avons pas besoin d’être d’accord, mais nous avons besoin de lieux sûrs. Car comme nous ne sommes pas ceux qui réussissent leur vie avec clarté et clairvoyance du début à la fin, nous avons besoin d’espace pour nous chercher un devenir. Car les perdants ne savent pas qui ils sont immédiatement après avoir lâché le sein de leur mère dans un rot définitivement visionnaire, d’un pas triomphant que seule une couche culotte mal ajustée ralentit ; du premier pas à la crèche – ou d’autres sont déjà identifiés et fichés comme des criminels qui s’ignorent – jusqu’à l’entrée à la banque, au premier salaire qui vous fera ignorer pour le reste de votre vie la valeur exacte du SMIC. Les perdants ne savent pas quoi faire de leur corps et de leurs idées, ils ont besoin d’errance pour trouver un chemin caché par des herbes folles, retrouver des traces de vie, revisiter des expériences, faire et défaire des pensées. Ils ont souvent perdu du temps en route, ont joué, se sont égarés, ont fait des bêtises peut-être. Mais ils ne sont pas seuls.

Pour un sujet qui nous intéresse beaucoup, la transmission des savoirs et des pratiques, il est très essentiel de ne pas être seul.

Nous pensons ainsi que pour tous ceux qui ne sont pas des gagnants-nés, qui n’ont pas ces gênes mystérieux de la clairvoyance pour atteindre par le plus court chemin la jouissance et la satisfaction, l’université doit être un terrain pour chercher un chemin, ce qui inclut de pouvoir se perdre. Une authentique démocratie des perdants voudrait qu’il soit ouvert à tous. Et plus encore que la formation des étudiants intègre un large panel de savoirs académiques et expérimentaux, et autant d’alliances avec des espaces de savoir autres, qui entraînent les jeunes perdants et perdantes en devenir dans une friction avec d’autres perdants et perdues, paroles et affects, des personnes qui viendraient dans ces lieux pour d’autres raisons ou peut-être les mêmes. Penser la formation universitaire non pas dans un processus de sélection mais dans une logique de capillarité plus forte avec un monde qui s’essaie à la pensée dans un effort collectif. Dans le domaine des arts, de la culture et des sciences sociales qui nous intéresse particulièrement à Khiasma, cela voudrait dire d’imaginer des collaborations très étroites, tout au long du cursus des étudiants, entre les universités et les espaces culturels de production et de diffusion, mais aussi des lieux alternatifs de savoir décidés à défendre des territoires et des écologies de pratiques. Ceci n’est pas une manière moins pragmatique de penser la façon la plus juste d’entrer dans une société pour y être actif et engagé, de construire progressivement des conditions réalistes et des savoirs ancrés. C’est la seule qui convienne au vaste peuple des perdants.

RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL

Commeunlundi7 mai%282%29

We need safe places

It is Monday. After a sunny Sunday. Let’s start with a simple work out. The basics. The limits of democracy are not its elective system, especially when it is one that is made to measure for the same aristocratic spectre that we were sure we had chucked out the day before, by means of that thing we now call a revolution. It is also not enough to declare the people the abstract owners of the State, and more often than not of its wanderings and its errors. Democracy is a practice or, to paraphrase Pierre Bourdieu, a combat sport. It must at the very least be brought to life, activated within multiple refuges, it can not be taken as a a given. We have the right not to agree with political options, which as fatally logical as they may present themselves, are inscribed in ideological shackles which can’t seriously be denied. So there will be those that succeed in life – be that in the material, affective, sexual, or even political, if you please – and all those who amount to nothing, who fail in all ways possible, who pollute the air of others, who waste the fragile resources of the planet. Those who weigh us down. The others succeed alone, by the force of their work, by their courage in their solitude, they succeed in a fluid and gaseous world, they are light, aerial and young. For the losers of this formidable Darwinian selection process – that has the wild beauty of natural arithmetic – remain the not so glorious attitudes. Assemble their weaknesses and their desires, their non-excessive courage, their capacity to care, their genius in deceptions, their knowledge of Zones à défendre (ZAD). These are not triumphant attitudes and certainly not heroic tales but important refuges for the losers left by the wayside of democracy. A refusal to play a game that cannot be won, as essential and fair as the rules might be. A fugue.

So what is difficult to understand is what it is that drives the winners to come and destroy these safe places. Are they not busy enough with the affairs of the world that they carry upon their strong shoulders, to come and hang around these muddy shadows? At the same time that selection is being installed in universities, that is being designed the dazzling space of success, ZADs and all of the experiences that they offer are being destroyed, the associative domain is weakened more than ever before, militants are being criminalised. We don’t have to agree, but we need safe places. Because as we are not those who succeed in life with clarity and clear-sightedness from start to finish, we need space to look for a future. Because the losers do not know who they are straight after letting go of their mothers breast in a definitively visionary belch, from a triumphant stride that only a badly adjusted nappy can slow down; from the first step in the crèche – where others are already identified and categorised as criminals who just don’t know it yet – to the entrance of the bank, on the first payday, which will make you oblivious for the rest of your life to the exact worth of minimum wage.

The losers do not know what to do with their bodies and their ideas, they need to wander to find the hidden path of wild grass, to find traces of life, to revisit experiences, to do and undo thoughts. They have often lost time on their way, played, strayed, been naughty perhaps. But they are not alone. For a subject that interests us greatly, the transmission of knowledge and of practices, it is essential to not be alone.

In this respect, we think that for all those who are not natural born winners, who do not behold the mysterious genes of clear-sightedness to reach via the shortest path pleasure and satisfaction, university should be the grounds in which one can look for a path, which includes the possibility of losing oneself. An authentic democracy of losers would like for it to be open to all. And for the schooling of the students to include a large pool of academic and experimental knowledge, and just as many alliances with alternative space of knowledge, that train the young losers to enter into friction with the other losers and lost, words and affects, of people that come into these spaces for other reasons or maybe the same ones. Think of university not as a process of selection but in a strong capillarity with a world trying its hand at thinking in a collective effort. In the domains of arts, culture and social sciences, that interest us at Khiasma, this would mean thinking up close collaborations, throughout students’ curriculum, between universities and cultural spaces of production and diffusion, but also alternative spaces of knowledge decided to defend domains and ecologies of practices. This is a no less pragmatic way of thinking of the fairest way of entering into society, active and engaged, to progressively build realistic conditions and anchored items of knowledge. It is the only one suitable for the vast population of losers.

Photo : Romain Goetz

{{ message }}

{{ 'Comments are closed.' | trans }}

  • IMG 4529%27

    Comme un lundi : «Ce dont la fin de Khiasma est le nom»

    Quand un petit centre d’art associatif tel que l'Espace Khiasma ferme dans la proche banlieue de Paris, en Seine-Saint-Denis précisément, c’est forcément un signe des temps. Happy Mondays: «What the end of Khiasma stands for» When a small-scale independent art centre like Espace Khiasma closes in the Paris suburbs, in the district of Seine-Saint-Denis specifically, it is necessarily a sign of the times.

  • La Loge, The (Archival) Box — récit d'une résidence par anticipation [ExposerPublier]

    Notes du vendredi 2 mars 2018 "Ce que nous sommes : un collectif d'artistes chercheurs et de graphistes. Ce que nous produisons : des formes et des signes à partir d'une matière première. Ce que nous allons faire à Khiasma : une résidence de recherche et production (de formes et de signes) à partir d'une matière première qui est le centre d'art lui-même, ce qu'il produit (de la recherche, du savoir, des œuvres, des relations, de l'archive par la radio,…), ainsi que le contexte territorial dans lequel il s'inscrit.

  • La Loge, The (Archival) Box — récit d'une résidence par anticipation [ExposerPublier]

    Samedi 22 septembre On n’imagine jamais que cela puisse arriver, en vrai. Les journées défilent, les idées s’enchaînent, les urgences aussi. Et puis, un jour, il est peut-être trop tard. Trop tard pour réaliser certaines choses, trop tôt pour d’autres probablement. J’avais imaginé tenir les Mercredis de La Loge, ou des Chroniques d’excavation. Cela devait commencer au mois d’août et s’ouvrir sur une rue déserte, écrasée par la chaleur de l’été. J’avais commencé un texte. Il évoquait les discussions que nous avions eues depuis un an autour de cette table trop grande pour cette demie cuisine, trop bancale pour ces longues réunions, trop petite pour ces nombreux.ses convives. Nous devions entamer ce mois-ci notre année de résidence, devenir (enfin) les concierges du centre d’art dont nous avions écrit les rôles.

  • CL retouche%CC%81e

    Comme un Lundi : «Le lieu se fait en nous»

    ... Mais il a fallu faire un lieu. Fatalement. Pourquoi donc ? On ne le sait pas. Khiasma est un accident qui est si signifiant avec le temps qu’on aurait du mal à le penser comme un fait du hasard. Mais du mal aussi à l’expliquer autrement que comme une démangeaison qui un jour devient une pensée en acte. Happy Mondays: «The place becomes within us» ... But there was a place to make. Fatally. Why so? We do not know. Khiasma is an accident that’s become so meaningful in time that it’s difficult to picture it as the result of pure chance. Difficult, too, to explain it otherwise than as an old itch turned one day into a thought in action.