La Loge, The (Archival) Box — récit d'une résidence par anticipation [ExposerPublier]

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Samedi 22 septembre

On n’imagine jamais que cela puisse arriver, en vrai.

Les journées défilent, les idées s’enchaînent, les urgences aussi. Et puis, un jour, il est peut-être trop tard. Trop tard pour réaliser certaines choses, trop tôt pour d’autres probablement. J’avais imaginé tenir les Mercredis de La Loge, ou des Chroniques d’excavation. Cela devait commencer au mois d’août et s’ouvrir sur une rue déserte, écrasée par la chaleur de l’été. J’avais commencé un texte. Il évoquait les discussions que nous avions eues depuis un an autour de cette table trop grande pour cette demie cuisine, trop bancale pour ces longues réunions, trop petite pour ces nombreux.ses convives. Nous devions entamer ce mois-ci notre année de résidence, devenir (enfin) les concierges du centre d’art dont nous avions écrit les rôles.

Nous avions tout juste fait entrer la lumière de la rue, à nouveau, dans la première pièce. Qui aurait pu deviner l’aspect prémonitoire de la tâche que nous avions accomplie dans le silence et l’anonymat d’une journée de vacance ?

" Maintenant que nous avons démonté le panneau jaune fluo sur lequel apparaissait l’inscription Khiasma, il faudra rapidement remettre quelque chose, nous disions-nous, que personne ne s’imagine que le centre d’art a disparu, que tout le monde sache que Khiasma est encore là. Devons-nous changer la couleur rouge ou cela serait-il symboliquement trop fort ?"

Nous le savions tous, plus ou moins intimement. Nous avions tous envie, pourtant, de continuer à y croire. Dans la nouvelle Les Choses de José Saramago, des objets du quotidien sortent de leur asservissement et commencent à disparaître, puis ce sont des bâtiments entiers qui un matin ne sont plus là, creusant un vide au milieu des rues. Au 15 rue Chassagnolle ce n’est pas le bâtiment qui va s’en aller, et pourtant il y aura un manque visible pour tous ceux qui auront eu le temps de connaître cet endroit.

Le texte que j’avais commencé à écrire garde, il me semble, toute sa pertinence. Il parlait de l’état zombie du centre d’art, cher à Olivier, de tout ce que l’on demande à un centre d’art d’être et de ne pas être et de ce qu’il reste à inventer par ce que l’on y fait. L’ancienne imprimerie va devenir un ancien centre d’art et ce qui va disparaître, puisque ce ne sont pas les murs, c’est cet espace de liberté que Khiasma représente autant pour les artistes, que pour les passant.es, résident.es, visiteur.es, collaborateur.es ou partenaires, allié.es. Je ne peux me résoudre à parler de Khiasma au passé car je ne peux imaginer que ce qui constitue Khiasma ne puisse continuer ailleurs, au travers de toutes celles et ceux qui y ont passé du temps, qui ont partagé un bout de route ou un repas avec Olivier et ses équipiers.

C’est à notre tour de prendre soin de Khiasma, de sa mémoire, de notre mémoire commune et de faire germer d’autres lieux, même sans bâtiments, où l’on puisse continuer à questionner ce que l’on peut faire ensemble.

J’ai laissé le texte ci-dessous tel que je l’avais écrit au mois d’août, avec ses imperfections et ses incohérences légitimes car c’est ce dont il parle. De la difficulté de trouver une place juste, entre faire, défaire et refaire, de la complexité des positions dans lesquelles nous nous trouvons tous, et de l’envie, malgré tout, d’expérimenter de possibles manières d’être, autrement.

Dimanche 29 juillet

Chroniques à huis clos, excavation de La Loge — sortir de l’ombre, travaux en cours. Le paradoxe de l’état zombie du centre d’art qui cherche dans la rue sa lumière.

Depuis quelques années, les expositions dans les centres d’art se transforment. Elles deviennent des lieux de vie, ou tentent de le devenir, quittant ainsi leurs fonctions de monstration et de promotion de carrières ou de formes artistiques pour s’ouvrir à des pratiques plus inhabituelles pour ces lieux : partager un repas, lire des livres, écouter une conférence ou assister à une performance. Les notions de travail en cours, et de processus exposé refont surface, comme si, encore une fois, l’art essayait d’échapper au monde de l’art, et l’artiste à ses fonctions strictement artistiques. Nombre de lieux sont en transition, dans un état d’entre-deux. Intensément présent, si l’on considère que le présent est l’état entre le passé et le futur, tout en étant toujours presque encore l’un et pas tout à fait l’autre. Certains nomment cet état l’état zombie du centre d’art — Olivier Marboeuf —, d’autres Un titre pour l’instant — La Galerie à Noisy-le-Sec —, laissant la porte ouverte à des modifications possibles, des revirements, des imprévus. Encore là, mais pour combien de temps, à hanter les restes d’un modèle qui fait se succéder à une cadence infernale les expositions, les artistes invité.es, les résidences, les stagiaires et les services civiques, et les oublie, l’un remplaçant l’autre. À peine le temps de profiter de l’instant présent qu’il faut déjà se projeter dans le futur. Bâtir des projets qui doivent tenir, coûte que coûte, car l’imprévu qui s’immisce risque de remettre en cause ce qui a été décidé. Les centres d’art sont devenus des entreprises dont la rentabilité se mesure au nombre de visiteurs s’étant déplacés pour voir des expositions fabriquées dans des conditions de plus en plus précaires mais en gardant toujours le même modèle.

Ce modèle est épuisé, il n’en peut plus. Il est à bout. Le burn out du centre d’art où l’on vient pour voir des œuvres et puis s’en va. Car que reste-t-il d’une exposition ? D’une saison d’un centre d’art ? Des flyers, des événements Facebook, parfois des articles dans la presse spécialisée, des éditions si le budget le permet, et puis des souvenirs, surtout pour ceux qui y ont fait plus que passer. Peut-être est-il temps de l’admettre : l’art est un travail. Et comme tout travail, certains le subissent, d’autres le choisissent, mais tous s’y sentent bien lorsqu’ils ont la sensation d’apporter une pierre à l’édifice, de construire quelque chose collectivement, quelle qu'en soit l’échelle. L’art n’est pas qu’un divertissement et si le modèle des centres d’art est en crise, c’est peut-être parce qu’il n’amuse plus grand monde. Ni ceux qui s’astreignent à le faire survivre, ni ceux à qui l’on propose de venir en contempler ses dysfonctionnements.

Alors que faire ? Quels nouveaux formats inventer ? Existe-t-il une spécificité au travail artistique, aux métiers de l’art ? Doit-on sortir de l’art, au risque de le perdre pour devenir autre chose ? Cuisinièr.e, jardinièr.e, coiffeur.e, voyant.e, menuisièr.e… Doit-on importer dans le centre d’art et dans ses formats d’exposition tout ce qui n’en est pas pour essayer de le faire devenir autre ? Un.e artiste n’est pas un éditeur.e, un.e jardinièr.e, un.e imprimeur.e, un.e cuisinièr.e. Pas dans un centre d’art. Le lieu et ses contraintes — et ses qualités — influent sur la manière dont un métier s’exerce et l’artiste-quelque chose devient une représentation de cet autre métier dont elle ou il copie les productions et les méthodes. L’artiste devenu autre chose dans la vraie vie est devenu.e ce que ce métier emprunté exige, perdant ainsi très probablement de sa part artistique. Dans les cuisines d’un restaurant, un.e artiste-cuisinièr.e est avant tout cuisinièr.e. C’est ce que la fonction du lieu dans lequel il exerce lui impose. C’est ce que les visiteur.es du lieu dans lequel elle/il exerce viennent chercher : à manger.

Que viennent chercher les visiteur.es des centres d’art, lorsqu’il y en a ? De l’art ? Que s'attendent-elles/ils à y trouver si elles/ils viennent y chercher de l'art ? Si le centre d’art se transforme, change de fonction, change d’employé.es, changera t-il de visiteur.es ? Et si il multiplie ses activités, ses fonctions et celles de ses employé.es, multipliera-t-il ses visiteur.es ? Fera-t-il des hybridations, des croisements entre visiteur.es à la recherche de choses diverses ? Seront-ils en mesure de se rencontrer ? Et d’ailleurs, pourquoi ces visiteur.es sont-ils aussi importants ? Le centre d’art, quelque soit son état, est-il un lieu de travail partiellement ouvert au public, un lieu de rencontre, une offre de service ?

Nous n’avons pas de réponses à ces questions. Nous n’avons d’ailleurs certainement pas fini d’en poser, d’en soulever, d’en formuler. En devenant les concierges du centre d’art — dans son état zombie — nous allons écouter les chuchotements des habitant.es, des travailleur.es, des visiteur.es, des voisin.es, des passant.es, des revenant.es, des invité.es, nous allons aller à la rencontre d’autres centres, d’autres activités, d’autres manières de faire et de penser et nous nous mettrons au travail, afin de raconter ce qui nous aura été transmis.

Mercredi 10 octobre

Cela fait maintenant un an que nous avons rencontré l'équipe Khiasma et que nous échangeons avec elle régulièrement. Cette collaboration visait à expérimenter des manières de restituer les multiples et imprévisibles activités d'un lieu à plusieurs facettes. La résidence que nous devions commencer le mois dernier aura finalement eu lieu par anticipation, pendant cette année de recherche et d'observation lors de laquelle nous avons été là, à Khiasma, partageant le quotidien de l'équipe ou prenant part aux événements avec les invité.es. Nous avons décidé de raconter et de partager dans les prochains jours dans La Loge et sur ce blog ce qu'aurait pu être cette résidence. N'hésitez pas à sonner à la porte!

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    Comme un lundi : «Ce dont la fin de Khiasma est le nom»

    Quand un petit centre d’art associatif tel que l'Espace Khiasma ferme dans la proche banlieue de Paris, en Seine-Saint-Denis précisément, c’est forcément un signe des temps. Happy Mondays: «What the end of Khiasma stands for» When a small-scale independent art centre like Espace Khiasma closes in the Paris suburbs, in the district of Seine-Saint-Denis specifically, it is necessarily a sign of the times.

  • La Loge, The (Archival) Box — récit d'une résidence par anticipation [ExposerPublier]

    Notes du vendredi 2 mars 2018 "Ce que nous sommes : un collectif d'artistes chercheurs et de graphistes. Ce que nous produisons : des formes et des signes à partir d'une matière première. Ce que nous allons faire à Khiasma : une résidence de recherche et production (de formes et de signes) à partir d'une matière première qui est le centre d'art lui-même, ce qu'il produit (de la recherche, du savoir, des œuvres, des relations, de l'archive par la radio,…), ainsi que le contexte territorial dans lequel il s'inscrit.

  • La Loge, The (Archival) Box — récit d'une résidence par anticipation [ExposerPublier]

    Samedi 22 septembre On n’imagine jamais que cela puisse arriver, en vrai. Les journées défilent, les idées s’enchaînent, les urgences aussi. Et puis, un jour, il est peut-être trop tard. Trop tard pour réaliser certaines choses, trop tôt pour d’autres probablement. J’avais imaginé tenir les Mercredis de La Loge, ou des Chroniques d’excavation. Cela devait commencer au mois d’août et s’ouvrir sur une rue déserte, écrasée par la chaleur de l’été. J’avais commencé un texte. Il évoquait les discussions que nous avions eues depuis un an autour de cette table trop grande pour cette demie cuisine, trop bancale pour ces longues réunions, trop petite pour ces nombreux.ses convives. Nous devions entamer ce mois-ci notre année de résidence, devenir (enfin) les concierges du centre d’art dont nous avions écrit les rôles.

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    Comme un Lundi : «Le lieu se fait en nous»

    ... Mais il a fallu faire un lieu. Fatalement. Pourquoi donc ? On ne le sait pas. Khiasma est un accident qui est si signifiant avec le temps qu’on aurait du mal à le penser comme un fait du hasard. Mais du mal aussi à l’expliquer autrement que comme une démangeaison qui un jour devient une pensée en acte. Happy Mondays: «The place becomes within us» ... But there was a place to make. Fatally. Why so? We do not know. Khiasma is an accident that’s become so meaningful in time that it’s difficult to picture it as the result of pure chance. Difficult, too, to explain it otherwise than as an old itch turned one day into a thought in action.