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Pratiquer les images coloniales, seconde journée

Nous avons commencé la journée avec le visionnage des pellicules d’archives privés qui ont été confiés à Milena. Notre curiosité a dû patienter, le temps de comprendre le fonctionnement du projecteur (un Canon cinestar S2) pour faire marcher les métrages de 8 et 9,5 mm. Comment les rembobiner ? Maîtriser une ancienne technologie presque obsolète devient vitale. À l’aide d’un tutoriel youtube et avec beaucoup d’intuition, le collectif réussi à trouver des solutions. On entend le bruit du moteur, et la lumière apparaît! Mais il y a encore des détails à résoudre, une bobine dans le mauvais sense, des manoeuvres qui requièrent de la concentration… notre rapport au temps est tout un autre que celui de l'ère argentique. Enfin les films commencent, les images défilent! Nous sommes en 1958, on assiste au départ de Jean au Congo en N&B, puis à des images en couleur filmées à Léopoldville en 8mm. Nous sommes tous plongés dans l’exercice de notation comme nous avions convenu. Avec un peu de difficultées, Milena change la bobine finie et projette une nouvelle. Celle ci devrait dater de mai 58 à SPA. Plus tard à Kimpuka?, possiblement une commune européenne au long du fleuve. Après, c’est la communion de Jean Paul. On arrive jusqu’à 1959. Le dernier film présente des difficultées pour s’adapter au projeteur, et ça nous prend du temps pour pouvoir le lancer.

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Lorsqu’on regarde et qu’on découvre progressivement l’album en mouvement d’une famille belge au Congo nous sommes tous surpris et dans l’attente. Surpris par ce qu’on ne voit pas, dans l’attente de quelque chose de signifiant sur les images d’une histoire précise. Mais dans les films d’archive de famille qu’on regarde, le cadre est restreint à un monde hermétique, où tout a été reproduit pareil qu’en Europe, de telle façon que l'on se sente désorientés. Sur les images on voit bien que les quartiers des belges sont des ghettos séparés du reste.

Au bout de trois ou quatre films, Anna fait une réflexion sur le genre de matériel que nous sommes en train de regarder : finalement, ces films intimes de famille devient un peu répétitifs, ils pourraient être ennuyants à regarder longtemps... Ce n’est que notre première approche, mais nous avons tous l’intuition que l'intérêt des pellicules repose justement dans l’invisible, dans cet isolement du monde extérieur et le décalage de la famille belge avec le contexte historique de son temps et géographie. C’est inévitable de nous dire que juste un an après, la révolution pour la libération de la colonie commence. Dans les années 58 l'ambiance politique était déjà très tendue. Il y avait eu des émeutes à Kinshasa, un match de football qui finit en violence, des partis politiques qui commencèrent à se former... Le 30 juin 1960 le Congo arrache son indépendance à la Belgique. Chargée d'espoir, l'indépendance bascule le pays dans le chaos. Craignant pour leur vie, les Belges, comme cette famille, s'enfuient. Puis il y a eu l'assassinat de Patrice Lumumba... Toutes ces réflexions nous amènent à faire un point sur l’histoire fort intéressant, qui situe les images au-delà de leur boule intimiste, dans un contexte socio-politique bouleversant.

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Après la pause déjeuner, le moment arrive de tourner le regard sur les notes prises lors des projections. Nous avons pas lu en voix haute les notes brutes, mais Alexandre nous a proposé un deuxième exercice de transcription. Parce que la première inscription cache autant qu’elle révèle, nous avons pris 45 minutes pour traduire notre mémoire enregistré sur le papier dans un nouveau récit qui a pris surprenamment une forme différente pour chacun d’entre nous. Lire nos propres notes, puis nous séparer d’elles pour remémorer les images. Et une heure après nous avons partagé autour de la table les textes produits. Cette lecture de notes s’est avéré très enrichissante, comme une forme d'exercice qui conjugue mémoire, réflexion et créativité. Les textes étaient de natures et de styles divers, mais ils reflètent une vision commune et des approches multiples des films qu’on avait regardé. Ecouter les récits des autres réactive nos mémoires individuelles d’une nouvelle manière, et leur somme pourrait donner comme résultat une mémoire collective.

Parmi les pensées et souvenirs nommés sur les archives, Antje exprime la sensation de finir par compter les hommes noirs parmi les blancs, comme si notre regard les chassait pour donner forme à nos attentes. Certains textes commencent par des questionnements, comme celui de Maxim, qui finit par se projeter à soit même sur les images d’une manière intime et personnelle. Que signifie…? D’autres, comme Catherine, ont décidé de laisser complètement les notes de côté, pour partir librement à travers les souvenirs des images. Simon concentre son récit sur la figure du filmaker, de celui qui filme et de ceux qui sont filmés, leur rapport à la caméra, et de la caméra avec la réalité. Milena se livre à des réflexions pragmatiques de positionnement et de méthode. Elle se souvient du doute. On se souvient de l’absence. On se rappelle du vide. Qu’est ce qu’on demande aux images ? Qu’est ce qu’on cherche dedans ?

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Sans doute, il y a un point commun entre nous, à part la gracieuse figure du chat dans ces archives : c’est le vide et l’absence qui est formulé différemment à chaque fois, sur l'étrangeté de la situation, sur le manque des traces d’une histoire qu’on connaît. Et en même temps, l'ambivalence des images nous choque. À la place des traces signifiantes que l'on a pu s’imaginer, on trouve une jouissance de vie intemporelle présente dans les images, qu’ignorent la violence. Ce que nous avons cherché c’est tout ce que nous n'avons pas vu. Nous avons été d'accord, après la lecture commune, sur les bénéfices de l'exercice et le partage des récits, qui nous ont montré les divers approches du regard, des attentes et des attentions que l'on prête aux films. Et finalement on se dit de manière ironique : comment peut on prêter autant d’attention à ces gens qui filment tout simplement leur banal vie de famille? Ce sont en fait des amateurs qui s’intéressent plus à ce qu’ils filment et moins à comment ils filment. Notre attention ne peut pas se concentrer sur leur intention, puisqu’il y a une absence d’intention, autre que d’enregistrer leur vie de famille intime. Mais alors, comment réussissent-ils à ignorer l’extérieur, le conflit, la situation tragique, à ne pas refléter leur temps historique vers la fin du Congo belge ? On parle ici de la puissance du déni.

En même temps, il faut tenir compte du fait que les images en soi ne reflètent pas la réalité de la famille dans une totalité, elles cristallisent des moments spécifiques à la manière d’un album photo, des moments de repos et de jeu qui excluent leurs métiers et autres activités de tous les jours. Cela rend extrème l’impression d’une famille bourgeoise qui vie une éternelle vacance en afrique colonisé. Et ne serait il possible que ces archives aient un aspect de propagande, dans le sens où ils ont été conçus dans une sorte de mise en scène d’une vie idyllique ? Une possible manière de promouvoir une vision de famille modèle, où tout est décor et légèreté. Un seul moment qui reflète le métier de Jean au Congo soulevé par Milena, quand l’homme fait des test dans le jardin avec des panneaux solaires, en lien avec son travail d’ingénieur électrique. Une autre remarque, moins critique envers le matérielle mais de gratitude : l'émotion que l'on ressent à pénétrer dans la vie privé de ces inconnus qui ont projeté un fragment de leur mémoire et qui rendent possible cette discussion.

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On finit la séance par une réflexion sur le terrain pratique: face à des films d'archive privés de ce type, il faudra trouver des manières de transmission suffisamment ingénieuses pour intéresser le regard du public. Si on envisage une projection, elle devrait se passer certainement dans un cadre spécifique et très accompagné. Il pourrait être suivi d'un débat et proposer une méthode comme celle de la notation, ou une autre forme d'activation de la mémoire comme l'écriture ou la performance. Il y a un besoin de trouver des formes qui nous aident à matérialiser le travail pour laisser aussi quelque chose de tangible à Khiasma. Trouver un approche spécifique, des formes de protocoles précises, c'est l'étape suivante. Le groupe de travail exprime son désir de travailler de manière collective pour produire. Peut être en binômes, mais pas individuellement.

Catherine mentionne la forme performative ou un travail de restitution à travers la danse, comme par exemple la démarche de la danseuse et performeuse Latifa Laâbissi. Alexander parle d'un potentiel travail pour approfondir sur la mémoire, mais il pourrait avoir d'autres stratégies et outils pour la travailler que celui de la notation ? Une forme de traduire et interpréter la mémoire qui passe par le corps ? Je propose un possible travail de restitution qui fusionne nos récits de mémoire et les images d'archives, en passant par le montage et dans une forme poétique. EtArthur parle ensuite d'un travail sur la voix en forme de bande son, qui pourrait être enregistré pour accompagner les films en rendant compte des réflexions et interprétations. Toutes ces idées doivent prendre compte du format de travail limité par le temps et autres contraintes.

Cecilia Almirón

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    Comme un lundi : «Ce dont la fin de Khiasma est le nom»

    Quand un petit centre d’art associatif tel que l'Espace Khiasma ferme dans la proche banlieue de Paris, en Seine-Saint-Denis précisément, c’est forcément un signe des temps. Happy Mondays: «What the end of Khiasma stands for» When a small-scale independent art centre like Espace Khiasma closes in the Paris suburbs, in the district of Seine-Saint-Denis specifically, it is necessarily a sign of the times.

  • La Loge, The (Archival) Box — récit d'une résidence par anticipation [ExposerPublier]

    Notes du vendredi 2 mars 2018 "Ce que nous sommes : un collectif d'artistes chercheurs et de graphistes. Ce que nous produisons : des formes et des signes à partir d'une matière première. Ce que nous allons faire à Khiasma : une résidence de recherche et production (de formes et de signes) à partir d'une matière première qui est le centre d'art lui-même, ce qu'il produit (de la recherche, du savoir, des œuvres, des relations, de l'archive par la radio,…), ainsi que le contexte territorial dans lequel il s'inscrit.

  • La Loge, The (Archival) Box — récit d'une résidence par anticipation [ExposerPublier]

    Samedi 22 septembre On n’imagine jamais que cela puisse arriver, en vrai. Les journées défilent, les idées s’enchaînent, les urgences aussi. Et puis, un jour, il est peut-être trop tard. Trop tard pour réaliser certaines choses, trop tôt pour d’autres probablement. J’avais imaginé tenir les Mercredis de La Loge, ou des Chroniques d’excavation. Cela devait commencer au mois d’août et s’ouvrir sur une rue déserte, écrasée par la chaleur de l’été. J’avais commencé un texte. Il évoquait les discussions que nous avions eues depuis un an autour de cette table trop grande pour cette demie cuisine, trop bancale pour ces longues réunions, trop petite pour ces nombreux.ses convives. Nous devions entamer ce mois-ci notre année de résidence, devenir (enfin) les concierges du centre d’art dont nous avions écrit les rôles.

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    Comme un Lundi : «Le lieu se fait en nous»

    ... Mais il a fallu faire un lieu. Fatalement. Pourquoi donc ? On ne le sait pas. Khiasma est un accident qui est si signifiant avec le temps qu’on aurait du mal à le penser comme un fait du hasard. Mais du mal aussi à l’expliquer autrement que comme une démangeaison qui un jour devient une pensée en acte. Happy Mondays: «The place becomes within us» ... But there was a place to make. Fatally. Why so? We do not know. Khiasma is an accident that’s become so meaningful in time that it’s difficult to picture it as the result of pure chance. Difficult, too, to explain it otherwise than as an old itch turned one day into a thought in action.